Le M23 est vu par l’immense majorité des congolais et de nombreux
observateurs comme le successeur, voire la « réplique », le
« déguisement »pur et simple du CNDP (Congrès National pour la
Défense du Peuple), qui a toujours eu comme credo la défense de la
« minorité Tutsi congolaise », tout comme, avant lui, le RCD
(Rassemblement Congolais pour Démocratie) et, dans une certaine mesure, l’AFDL
(Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Zaïre). L’agenda du
M23, sa direction et son background ont vite fait d’intégrer dans cette arènepolitico-identitaire
la guerre lancée par ce mouvement depuis le début de cette année. Mais les
Tutsis congolais trouvent-ils en réalité leur compte dans cette guerre ?
L’allégeance aux Tutsis au pouvoir au Rwanda par des politiciens et des
officiers Tutsis congolais, le recours aux armes et à la violence au
nom de la communauté Tutsi congolaise, servent-ils réellement la cause de
cette dernière ? La réponse à ces questions et à beaucoup d’autres
qu’elles induisent valent leur pesant d’or pour quiconque voudrait mieux
appréhender les vraies dynamiques des guerres répétitives à l’Est de la RDC.
Enock Ruberangabo
Sebineza, 54 ans, est le président ad interim de la
communauté Banyamulenge (SHIKAMA) de la République Démocratique du Congo.
Licencié en géographie de l’Institut Supérieur Pédagogique (ISP/Bukavu), ce
notable Tutsi congolais assume depuis plusieurs années déjà d’importantes
responsabilités tant dans sa province d’origine du Sud-Kivu qu’au niveau
national. Il était notamment l’un des délégués de la société civile du
Sud-Kivu au dialogue intercongolais, avant de siéger comme député national au
parlement de transition (2003-2006). Il a aussi été Président du
Conseil d’administration de la Société Sidérurgique de Maluku, à Kinshasa.
Ceux qui le connaissent bien disent de lui que c’est un homme sincère, sage
et respectable. Son franc-parler lui a valu parfois des incompréhensions de
la part de ses interlocuteurs qui le traitent d'homme dur et opiniâtre.
Mais, au sein de l'opinion dans les deux Kivu, il est surtout considéré
comme faisant partie des modérés et des réfléchis.
A la veille du début, à
Kampala en Ouganda, du « dialogue », entre la rébellion du M23 et le
gouvernement congolais – « dialogue » auquel il a été convié en tant que
représentant de leader de la communauté Banyamulenge –, nous l’avons
approché pour avoir sa lecture de la situation, ainsi que, globalement, la
position de la communauté Banyamulenge vis-à-vis de la crise actuelle dans
les Kivus.
Jean-Mobert N’senga
(J.M.) : Monsieur Enock Ruberangabo, le M23 prétend entre autres choses
militer pour les droits des Tutsis congolais, et notamment pour l’éradication
des génocidaires Hutu rwandais, en vue de permettre le retour des réfugiés
Tutsis congolais réfugiés au Rwanda, depuis plusieurs années pour certains.
Qu’en pensez-vous ?
Enock Ruberangabo
(E.R.) : D’emblée, je vous dirais que l’on se sert tout
simplement du nom des Tutsis congolais pour justifier des choses autrement
injustifiables. Nous, les Banyamulenge, nous nous sommes opposés à cette
guerre dès le début, comme nous nous étions opposés à celle du CNDP de
Laurent Nkunda. Comment voulez-vous que l’on prétende lutter pour le
retour de cinquante mille, disons même de cent mille réfugiés, alors qu’on
provoque simultanément le déplacement du double, du triple, peut-être même du
quadruple de ce nombre ? Comment peut-on prétendre servir une communauté
alors qu’on accentue le ressentiment et le rejet à son égard parmi d’autres
populations ? Ces réfugiés Tutsis qu’on veut voudrait rapatrier ont
besoin de vivre avec leurs frères d’autres communautés, de s’entendre avec
eux, de se réconcilier. Or, la violence et la guerre ne peuvent qu’exacerber
la haine et l’exclusion, susciter le goût de la vengeance, etc.
J.M. : Qui est-ce qui a
intérêt à se servir du nom de la communauté Tutsi congolaise, comme vous le
dites ? Si l’on s’en tient à guerre que mène le M23, à qui
profite-t-elle en fin de compte ?
E.R.: Ah ! Je ne veux
citer personne. Mais ce qui est certain c’est qu’il y a des individus qui
prétendent lutter pour la cause des Tutsis alors qu’en réalité ce sont leurs
petits intérêts individuels qu’ils défendent. Il y a aussi des pays
étrangers, comme le Rwanda qui instrumentalise nos problèmes pour ses propres
intérêts. Et tout ça retombe sur le dos de toute la communauté qui ne gagne
absolument rien dans ces guerres à répétition.
J.M. : Donc la guerre
dans le Kivu n’a jamais été une affaire de la communauté Tutsi congolaise ou
des Banyamulenge, en tant que tels ?
E.R. : Je n’ai pas dit
cela. Ce que je dis, c’est que la guerre du M23, comme celles qui l’ont
précédée ces dernières années, ne sont pas profitables aux Tutsis congolais,
et que ceux qui la mènent ont tort de vouloir la présenter comme celle de
toute une communauté alors qu’en réalité elle a d’autres causes, d’autres
finalités, que les aspirations de ladite communauté. Si vous rentrez un peu
dans l’histoire, on a tenté de nous dénier la nationalité, en indiquant le
Rwanda comme notre patrie. Mais en ce qui concerne les Banyamulenge, il y a
plusieurs générations qui n’ont jamais eu pour autre patrie que le
Congo ; qui ne connaissent pas la moindre colline du Rwanda, n’y ont pas
le moindre lien de parenté connu. La guerre de l’AFDL de 1996 (dont j'ai
participé à la rédaction de ses premiers textes de création) a été
qualifiée de « guerre des Banyamulenge ». Ce qui est vrai et faux à
la fois. Vrai parce que les Banyamulenge s’y sont réellement investis avec
l’espoir qu’avec le renversement du régime de Mobutu qui leur reniait leur
citoyenneté, leur problème pourrait trouver une solution. Rappelez-vous que
les Banyamulenge venaient à peine d’être officiellement déclarés étrangers le
28 mai 1995, dans une Résolution du HCR-PT (Haut Conseil de la
République-Parlement de Transition, ndlr). Faux, parce que les Banyamulenge
n’étaient pas les seuls à en vouloir à Mobutu. Tout le monde était fatigué de
son régime ; la communauté internationale ne voulait plus de lui, les
pays voisins non plus. En particulier le Rwanda, qui voyait se concentrer à sa
frontière l’armée défaite de Habyarimana ainsi que les miliciens Interahamwe.
Pour le Rwanda, le démentèlement des camps des réfugiés était une priorité
absolue, pour sa propre sécurité. Il y avait donc convergence d’intérêts,
dont celui des Tutsis congolais n’est qu’une composante. Cependant, à l’aube
même de cette guerre, la nuit du 23 au 24 décembre 1996, il va
apparaître de sérieuses divergences entre les Banyamulenge et le Rwanda. Ce
dernier avait, au cours de cette réunion tenue à Butare au Rwanda, et à
laquelle j’avais personnellement été convié, exprimé son intention de
faire partir toute notre communauté et de réinstaller nos familles à
Kibuye au Rwanda, sous le prétexte de leur éviter les représailles par les
autres communautés. Nous nous sommes farouchement opposés à cette
déportation/expulsion vers le Rwanda. L’idée nous semblait être du même ordre
que celle du régime de Mobutu de nous expulser de notre terre au motif que
nous n’étions pas des congolais. A l’époque déjà, notre refus d’obtempérer à
ce plan n’avait pas plu aux autorités rwandaises, et je pense qu’elles ne
nous l’ont jamais pardonné. Cette histoire tumultueuse entre nous et les
rwandais a continué après l’arrivée de Laurent-Désiré Kabila au pouvoir, et
même à l’époque du Rassemblement Congolais pour la Démocratie, le Rwanda
essayant toujours de se servir de nos enfants et de nos revendications.
J.M. : Quel est, selon
vous, l’intérêt qu’a le Rwanda à continuer à créer ou soutenir des conflits
en République Démocratique du Congo ?
E.R. : Mais, mon cher
ami…, ça c’est une question qu’il faut poser aux rwandais eux-mêmes !
J’ai l’impression que pour les rwandais, une République Démocratique du Congo
instable leur est plus avantageuse qu’en paix, réconciliée elle-même, et
engagée sur la voie du progrès. Il y a probablement des motivations d’ordre
sécuritaire : comme diviser les Tutsis congolais et fidéliser une partie
d’entre eux en leur montrant qu’ils n’ont pas meilleur allié, meilleur
défenseur de leurs intérêts que le Rwanda, de sorte que ses propres ennemis
n’y trouvent un terrain de raffermissement de leurs forces pour déstabiliser
le régime au Rwanda.
J.M. : Vous pensez aux
officiers rwandais jadis proches de Kagame qui ont fait défection depuis
2010 ?
E.R. : Oui, bien sûr.
Sauf qu’en plus des considérations d’ordre sécuritaire, il peut y avoir
d’autres d’ordre économique, voire géostratégique. L’Est de la RDC est une
région très riche en ressources naturelles dont le Rwanda a besoin pour son
développement. Il y a de l’espace, et vous savez que le Rwanda est surpeuplé.
Enfin, bref : ce ne sont pas les raisons qui manquent au Rwanda ou à
d’autres pays pour déstabiliser le Kivu. Et se servir des revendications des
Tutsis congolais, c’est un moyen bien facile…
J.M. : Et la menace FDLR ?
E.R. : Les
FDLR, malheureusement, c’est devenu un fond de commerce, voire un faux
prétexte pour le Rwanda, une attitude qui frise la banalisation du génocide
des Tutsis. Elles ont commis pas mal d’exactions, c’est vrai. Mais
contre tous les congolais. Je ne pense pas que les FDLR
constituent actuellement une menace sérieuse contre la sécurité du
Rwanda, surtout que la RDC s'était engagée à la neutralisation conjointe
de ces forces négatives mais que le M23 créé par le même Rwanda est venu
arrêter ce processus.
J.M. : Qu’est-ce qui prouve
que les Banyamulenge sont contre la guerre et les immixtions du Rwanda ?
Vous n’avez jamais fait rien qu’une déclaration publique pour dénoncer la
guerre ou prendre des distances avec ceux de vos enfants qui seraient
impliqués dans le M23…
E.R. : Je précise que nous
sommes parmi les rares communauté du Nord et Sud-Kivu qui n'ont aucun
membre dans cette pseudo-rébellion qu'est le M23. Toute la Communauté a
rejeté ce projet initié par Kigali, elle est contre la guerre, et
contre l’utilisation de nos revendications, du reste fondées, par le Rwanda.
J’ai déjà eu à le dire plusieurs fois, c’est connu. Auparavant, j’avais
publiquement dénoncé la guerre de Bukavu par Laurent Nkunda et Jules
Mutebutsi, etc. S’il y a, parmi nos frères politiciens, ceux qui gardent
silence, cela ne veut pas dire forcément qu’ils cautionnent la guerre du M23.
Ceux qui ont un jour ou un autre travaillé avec le Rwanda ont gardé en eux
une sorte de peur noire vis-à-vis de ce pays, et cela explique peut-être leur
réserve. Mon franc-parler à moi me vaut souvent des incompréhensions, ce
qui est aussi parfois normal. Les gens pensent que je suis suicidaire.
Rappelez-vous par exemple le plan du M23 de prendre la cité d’Uvira, vers le
mois d’avril ou de mai. Eh bien, ce sont les militaires FARDC issus
de notre communauté qui, bien sûr avec leurs compagnons d’autres communautés,
ont fait capoter le plan du colonel Bernard Byamungu et qui ont fini par
l’arrêter.
J.M. : Les conséquences
de la violence permanente dans le Kivu sont incommensurables pour l’ensemble
de la population dans son ensemble. Qu’en est-il en particulier pour les
Tutsis congolais et les Banyamulenge ?
E.R. : Ecoutez, dans
cette guerre les Tutsis sont doublement perdants. D’abord, nous subissons la
guerre et la violence comme les membres des autres communautés : tueries
et autres violations, déplacements, exile, pauvreté, etc. Ensuite nous
subissons l’indexation du reste des 60 millions des congolais, qui nous
désignent collectivement comme étant à la base de tous leurs malheurs :
des accusations de toutes sortes, la méfiance, le mépris, la haine, et
parfois même la violence, sont dirigées contre les Tutsis. Donc la guerre ne
fait qu’empirer notre situation et notre condition. Elle entretient cette
marginalisation que des gens prétendent combattre. L’allégeance de certains
de nos frères (y compris des Hutu congolais, d’ailleurs) avec le Rwanda
renforce malheureusement le sentiment parmi les autres communautés que nous
ne sommes pas suffisamment des congolais, que nous complotons contre le
Congo, etc. Or, il est toujours impossible pour le commun des gens de faire
la différence entre les personnes qui sont individuellement à la base de ces
choses, et la majorité des Tutsis ordinaires qui souvent n’ont rien à faire
avec les intrigues politiciennes et militaires. Comment, dans ces conditions,
espérer faire retourner cinquante mille réfugiés Tutsis sur leur terre ?
C’est tout simplement satanique. Je ne sais pas si nos frères qui prétendent
faussement défendre notre cause réalisent le tort qu’ils causent injustement
à toute une communauté, alors même qu’ils savent que depuis la nuit des temps
on a déjà diabolisé le Tutsi, et que la violence infligée aux autres
communautés est vécue par elles comme une humiliation qui appelle la haine et
la vengeance,...
J.M. : Avez-vous le
sentiment que les craintes, les conditions, et la position des Banyamulenge
sont partagées par les autres Tustis congolais, en particulier ceux du
Nord-Kivu ?
E.R. : Malheureusement pas
encore, sauf certains d'entre eux. Nos frères du Nord-Kivu sont
moins enclins à marquer des distances avec le Rwanda, pour des raisons à la
fois historiques et géographiques. Nous, nous sommes établis depuis très
longtemps assez loin de ce qui était devenu plus tard la frontière avec
le Rwanda, le Burundi, voire la Tanzanie d’où nos ancêtres seraient venus.
Nous n’avons pratiquement plus de lien avec ce pays ; nous en sommes
presque complètement coupés. Nos enfants qui ont aidé le FPR à prendre
le pouvoir sont depuis retournés au Congo par l'AFDL. Tandis que pour le
Nord-Kivu, les choses sont différentes. Il y a cette proximité géographique,
qui fait que les cordons n’ont jamais été coupés avec le Rwanda. Ce qui est
normal, d’ailleurs. Mais en plus, il y a comme une survivance de la
féodalité ; une sorte de dépendance séculaire et de docilité de la part
des Tutsis congolais du Nord-Kivu à l’égard de ceux du Rwanda, une
allégeance. Du coup, nous devons nous faire à la fois à l’incompréhension de
la part de nos frères Tutsis du Nord-Kivu, et aux soupçons permanents de la
part de nos frères congolais des autres communautés.
J.M. : Monsieur
Ruberangabo, vous avez été convié à assister aux pourparlers qui commencent
bientôt entre le gouvernement congolais et le M23. Comment voyez-vous l’issue
de cette crise ? Croyez-vous que
quelque chose de consistant et de durable sortira de ce dialogue ?
E.R. : Je crois que
l’évolution des discussions va imposer une issue, même inattendue. Mais de
toute manière, la solution passera par ce que Kagame et Kabila
conviendront, car Makenga et Runiga ne sont rien. Remarquez qu’il y a
autant d’intérêts, autant d’agendas qu’il y a d’acteurs. Je ne pense pas
qu’au sein du M23, Makenga poursuit le même but que Kamabasu Ngeve, ou
que Runiga a les mêmes objectifs que Rucogoza. Pensez-vous vraiment qu’un
type comme Runiga se bat pour la bonne gouvernance au Congo ? Que dire
de la crédibilité d’un Kambasu Ngeve, qui passe constamment d’un camp à un
autre ?
Propos recueillis à
Munyonyo (Ouganda), le 6 décembre 2012, par Jean-Mobert N’senga
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Un tres bon et intelligent interview. Merci a vous J.M N'senga. Surtout grand merci et mes respects a Mr Ruberangabo pour un intretient tres honnete et des analyses logiques. Je trouve en toi, un homme sincère, sage et responsable. Ton franc-parler peut sauver de vies. Que Dieu te benisse.
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